Le piétonnier, l’hypercentre et les multiples centralités de Bruxelles

Résumé. La présente note met en place une méthode de travail au service de séminaires collaboratifs de recherche par le projet portant sur l’hypercentre bruxellois. Ces séminaires viseront à penser et à inventer des scénarios durables de structuration spatiale et programmatique de ce futur hypercentre dont fera partie le piétonnier. Nous considérons que la piétonnisation des boulevards centraux représente un levier et une opportunité exceptionnelle pour projeter cet hypercentre et à l’inverse, que la cohérence de la structure de ce territoire ne peut que nourrir et accrocher le piétonnier dans un contexte élargi qui le renforcera et lui donnera pleinement son retentissement. Cet hypercentre est appelé à s’inscrire à l’échelle régionale et métropolitaine dans une structure polycentrique qu’ambitionne le Gouvernement régional, la place et la spécificité de l’hypercentre devant être définies par rapport aux autres centralités bruxelloises. De manière prospective, la recherche de définition et de délimitation de cet hypercentre est invitée à se saisir de projets de rééquilibrage structurel entre les relations nord-sud aujourd’hui dominantes et les relations est-ouest. Une trame structurante de voies piétonnes et à priorité piétonne accueillant aussi de manière significative les déplacements cyclistes et en transport public de surface est envisagée pour donner la cohérence attendue pour ce territoire. Cette trame le rattachera aux gares et stations de desserte principale et l’inscrira dans le paysage bruxellois et la scénographie de ses vallées.


State of the art paper, Position paper

Pierre Vanderstraeten & Eric Corijn

UCL-LOCI & VUB-Cosmopolis

 

Plan

1. Objectif et cadrage
2. Caractéristiques générales des centres urbains
3. Une armature polycentrique pour Bruxelles
3.1. L’hypercentre
3.2. Centres régionaux
3.3. Centres communaux ou supra-locaux
3.4. Centres locaux ou de quartier
4. Enjeux et questions


1. Objectif et cadrage

 La présente note s’inscrit dans une réflexion globale sur la place du piétonnier dans la structure spatiale de la Région bruxelloise. Elle vise à prendre part au débat au sujet d’une des faiblesses du projet de piétonnier, à savoir l’absence de contextualisation régionale [Hubert et al., 2017]. D’une certaine manière, la discussion portera sur l’articulation entre le projet urbain, ici en l’occurrence le piétonnier, et les plans d’urbanisme[1] aux différentes échelles, considérant que, pour paraphraser Emmanuel Kant lorsqu’il évoque les rapports entre théorie et pratique, le projet sans le plan est aveugle et le plan sans le projet est impuissant. Il s’agira donc d’examiner comment les rapports aux plans d’urbanisme existants et futurs permettraient d’éclairer et d’ouvrir à de nouvelles opportunités pour le projet de piétonnier et plus précisément comment la mutation de l’hypercentre bruxellois qu’induit ce projet peut être pensée à partir de la considération du rôle et de la place qu’occupera cet hypercentre dans une structure spatiale régionale polycentrique telle qu’elle est ambitionnée dans le projet de PRDD. Cette note doit être considérée comme un point de départ dans la mesure où elle servira à alimenter des séminaires et des travaux de recherche par le projet qui pourront interroger la pertinence des réflexions et des pistes de propositions qui vont suivre.

Par rapport à l’ambition pour le développement durable de Bruxelles, le projet d’une ville polycentrique demande à être approché et conçu sur la base d’une armature spatiale globale qui intègre deux structures : d’une part, les structures bâties et ses activités fédérées aux différentes échelles par les centralités et les infrastructures de transport public et de déplacements piétons et cyclistes et, d’autre part, la topographie et les structures d’espaces naturels et ouverts que forment les vallées et les maillages vert et bleu. Ce principe d’une double structure connu et mis en œuvre sous le nom de Twin tracks[2] [Barton et al., 2010] constituera une toile de fond pour les développements qui vont suivre et qui porteront principalement sur les structures bâties et ses activités.

2. Caractéristiques générales des centres urbains

Tout au long de leurs histoires, nos villes européennes se sont développées autour et à partir de centres, hauts lieux d’intérêts multiples et variés. La question de l’accessibilité à ces centres s’est progressivement posée de manière critique avec l’accroissement de la taille des villes et l’évolution des modes de transport. Ainsi, pouvoir accéder suffisamment rapidement à des centres d’échelles variées en transport public pour rayonner ensuite à pied dans son aire d’influence constitue un des fondements de ce qui peut être qualifié de réseau aréolaire [Remy, 1996] ou d’urbanisme polycentrique [Frey, 1999] donnant lieu à différentes formes d’agglomération en fonction de la structure hiérarchique des centres et de leur répartition géographique. Cette articulation entre organisation des transports publics et localisation des activités sera décisive dans le développement qui suivra, l’importance et la taille des réseaux ferrés et des gares, stations et arrêts constituant des atouts prépondérants (c’est le cas en particulier pour Bruxelles). L’ambition pour une ville durable suppose que soient mises en place les conditions de la plus faible dépendance à la voiture.

Concentrant une multitude et une diversité d’intérêts et d’attraits pour les populations, les centres urbains européens se sont historiquement développés autour et à partir de caractéristiques générales qui se déclinent à différentes échelles et que l’on peut structurer en trois composantes interreliées et interdépendantes : les activités et les populations, le cadre physique et la connectivité.

  • Les mixités fonctionnelles et sociales des centres, soit la variété et le grand nombre d’activités et de pratiques sociales qui y trouvent place et de populations qui y habitent, y travaillent et le fréquentent en constituent la caractéristique principale. Cette ambiance faite d’entremêlements et d’intensités multiples l’emporte sur toute forme de spécialisation et de connotation fonctionnelles et sociales. Les centres se déploient sur fond d’habitat, l’attrait pour les populations qui n’y habitent ni n’y travaillent tenant principalement aux concentrations de commerces de biens semi-courants et à la présence d’équipements d’intérêt collectif ou de services publics, dans la sphère culturelle en particulier. Ces caractéristiques expliquent également l’étalement temporel de la fréquentation des centres, les temps d’expression les plus intenses étant situés en dehors des heures de travail et en soirée plus particulièrement. Enfin, de ces points de vue fonctionnel et social, la charge symbolique du centre tient à ce qu’il rassemble et dès lors signifie mieux que tout autre lieu la population qu’il concerne. L’échelle d’influence de l’hypercentre en fait un territoire privilégié dans lequel peut se retrouver et s’exprimer la société dans toute l’ampleur de sa composition sur fond de cosmopolitisme. À cet égard, l’hypercentre bruxellois représente un enjeu politique majeur dans le contexte de la dualisation sociale de plus en plus marquée de la ville.
  • Le cadre physique support de ces ambiances peut être caractérisé, quant à lui par une densité bâtie élevée et structurée par des espaces publics favorisant la fréquentation piétonne (piétonniers, espaces partagés, larges trottoirs) qui culmine dans les places et les hauts lieux publics. Les rez-de-chaussée y jouent un rôle fondamental par les interactions et imbrications entre les intérieurs et l’extérieur, les effets de terrasse, les continuités de vitrine, les arcades produisant ensemble un volume public pour le piéton [Pénot, 2015] ou rez de ville d’intérêt public [Masboungi, 2013]. La vitalité de l’expression de ces espaces intermédiaires ou de transition au rez-de-chaussée dépend étroitement de l’aménagement de l’espace public. À cet égard, l’espace partagé qui offre aux piétons la possibilité d’emprunter le centre de la voirie augmente les chances de concrétisation de ce rez de ville [Janssens et Vanderstraeten, 2016], la perspective de transformation de l’ensemble des espaces publics des centres en espaces partagés représentant une opportunité à ne pas perdre de vue[3]. À cela s’ajoute le fait que le pouvoir attractif des centres tient également à la concentration de bâtiments et d’espaces publics remarquables par leur haute qualité patrimoniale ou contemporaine qui font repère, agissent comme symboles et nourrissent l’imaginaire.
  • Enfin, le niveau d’accessibilité et de connexion entre le centre, sa périphérie et les autres centres lui permettant de développer l’ampleur de son rayonnement détermine et situe sa force d’attraction. La performance de la desserte en transports publics des centres et l’optimisation de l’intermodalité (marche, vélo, transports publics, taxis, véhicules partagés) instaurent des conditions incontournables à la durabilité de la cohérence territoriale [Vanderstraeten, 2013].

3. Une armature polycentrique pour Bruxelles

Bruxelles traverse depuis quelques années une période significative de sa croissance ; les perspectives démographiques ayant donné une vigueur renouvelée aux forces d’agglomération et stimulé le projet d’une nouvelle cohérence territoriale aux différentes échelles pertinentes. C’est dans ce contexte de mutation qu’il convient de concevoir l’armature polycentrique bruxelloise de demain qui sera capable de porter et de donner pleinement sens au projet du piétonnier.

Par hypothèse, une hiérarchie des centralités de Bruxelles en quatre niveaux se présente comme une piste appropriée à son histoire et à son avenir. Ainsi, par ordre d’importance, vient en premier lieu le centre-ville que nous désignerons comme l’hypercentre, lequel inclut bien entendu le piétonnier ; viennent ensuite les centres urbains régionaux qui précèdent les centres communaux ou supra-locaux, les centres locaux ou de quartier clôturant la distribution. L’hypercentre agit à l’échelle internationale, métropolitaine et régionale, les centres régionaux à l’échelle métropolitaine et régionale, les centres communaux ou supra-locaux à l’échelle intercommunale et communale et les centres locaux ou de quartier à l’échelle dite de proximité.

3.1. L’hypercentre 

L’hypercentre bruxellois se situe au cœur de l’agglomération morphologique et condense la longue histoire de la structuration radioconcentrique de la ville qui précède l’avènement de l’automobile. Noyau principal du territoire, installé à la croisée de la Senne d’abord, du canal ensuite, et des chaussées, le cœur historique prendra la forme pentagonale bien connue des remparts du 14e siècle. Il s’étendra avec la construction du chemin de fer et de ses gares pour englober l’épicentre du quartier industriel vers l’ouest et le plateau et la plaine résidentiels et tertiaires à l’est. Le quartier Léopold deviendra le quartier européen. Au nord, les quartiers de l’Allée verte et de la chaussée d’Anvers deviendront pour partie le quartier Nord. Ce territoire de l’hypercentre, dont l’étendue déborde largement une aire raisonnablement parcourable à pied, concentre de nombreuses aréoles[4] ou hauts lieux d’intérêt très bien desservis par les transports publics et spatialement contigus.

Figure 1. Illustration schématique de l’hypercentre
Illustration schématique de l’hypercentre
3.1.1. Structuration interne

À titre de prospective, c’est sur base de cette contiguïté que pourrait être conçue et repensée la structuration interne spécifique de l’hypercentre. En effet, aux raisons et aux plaisirs de déambuler autour du noyau de l’aréole viennent s’ajouter ceux de rejoindre agréablement et lisiblement un noyau voisin à pied d’abord, mais aussi à vélo et en transports publics de surface, comme se rendre des quais et du quartier Sainte-Catherine à Tour et Taxis, du quartier Matongé au quartier des Arts, de la gare de l’Ouest à la gare du Midi en passant par les Abattoirs, de la place Communale de Molenbeek à la Bourse, de la Grand-Place au quartier européen, etc. Ces parcours entre les différents hauts lieux de l’hypercentre ne pourraient devenir effectifs qu’à partir du moment où les espaces publics qui les accueillent sont aménagés prioritairement pour le piéton ; qu’il s’agisse de piétonniers[5], d’espaces partagés ou de très larges trottoirs. Le piétonnier des boulevards centraux devient dans cette perspective un des hauts lieux parmi d’autres d’un réseau densément maillé (voir figure 1).

Pour qu’il fonctionne, ce maillage de voies à priorité piétonne nécessite d’être considéré comme premier dans la planification des déplacements dans l’hypercentre, ce qui signifie que la circulation automobile en résulte et lui est assujettie. Cette option générale n’implique pas pour autant que les voies secondaires et interstitielles du réseau viaire de l’hypercentre reçoivent le trafic automobile interdit ou dissuadé des voies à priorité piétonne. Le succès de ce maillage piéton structurant dépendra étroitement d’une organisation globale des déplacements tendant à une forte réduction de la pression automobile à laquelle une structure polycentrique régionale et métropolitaine pourra contribuer.

Historiquement constitué sur base d’une structure viaire radioconcentrique (noyau central, fortifications et chaussées) le cœur de Bruxelles sera transformé à partir de la seconde moitié du 19e siècle par le voûtement de la Senne, la création des boulevards et des extensions au nord et au sud organisées autour du canal, de ses bassins et des infrastructures ferroviaires. Ces développements généreront progressivement une surdétermination des relations nord-sud au détriment des relations est-ouest. Cela donnera lieu à un palimpseste singulier entrecroisant deux scénographies urbaines contrastées. Une structuration spatiale marquée par les longues et larges perspectives orientées dans le sens nord-sud qui est celui de la vallée de la Senne d’une part, et d’autre part, une structuration transversale se déployant sur les versants de la vallée et offrant des séquences courtes, courbes, articulées et négociées avec les configurations naturelles des terrains, les chemins de faible pente et les escaliers publics[6].

En séquençant le boulevard du centre, le projet du piétonnier représente à cet égard une opportunité exceptionnelle de réinstauration et d’actualisation du dialogue paysager entre ces deux scénographies qui racontent l’histoire de la ville et en façonnent sa perception. La richesse de l’expérience de cette structure hybride complexe de l’hypercentre résonne en quelque sorte avec l’histoire mouvementée de Bruxelles en tension entre développement global et local, entre ce que furent les visions de Léopold II et celles de Charles Buls [Smets, 1995], entre les préceptes urbanistiques monumentaux et réticulaires promus par Georges Eugène Haussmann et ceux du pittoresque promus par Camillo Sitte [1980].

Cette opportunité de rééquilibrage structurel rencontre l’objectif de structuration interne de l’hypercentre puisque l’invitation renouvelée de parcours en boucle est-ouest à partir des boulevards centraux est de nature à amorcer des aménagements de continuités transversales entre les hauts lieux de l’ouest et ceux de l’est. Ces continuités ne doivent cependant pas être pensées uniquement à partir des tronçons centraux des boulevards entre Fontainas et De Brouckère, mais doivent intégrer de nouvelles liaisons ouest-est dans le sud et dans le nord du pentagone (par ex. rue des Foulons — rue Roger van der Weyden ou rue du Canal — rue du Pont Neuf). Il s’agit de positionner les tronçons du piétonnier réaménagé dans leurs rapports avec les axes ouest-est. Ainsi, l’organisation de séquences tout au long des boulevards entre les gares du Midi et du Nord pourrait devenir dans cette perspective une charnière essentielle de l’hypercentre. Ils vont constituer la condition nécessaire, mais non suffisante pour les développements thématiques qui sont associés à ces séquences (foyer, agora, scène urbaine…). Ce rôle d’espace charnière devrait être amené à se déployer également à partir de ses deux extrémités : à partir de la gare du Midi vers la gare de l’Ouest en passant par les Abattoirs et à partir de la gare du Nord vers le site de Tour et Taxis en passant par le parc Maximilien et les bassins Béco et Vergote.

Il importe de noter que cette charnière nord-sud est dédoublée à l’est par le tracé royal entre le palais de justice et l’église royale Sainte-Marie et potentiellement à l’ouest par le tracé structurant du quartier industriel entre Tour et taxis et les Abattoirs en passant par la rue de Ribaucourt, le parvis Saint-Jean-Baptiste, la place Communale de Molenbeek, la porte de Ninove et la rue Heyvaert.

En contrepoint à ces liens nord-sud auxquels il faut bien évidemment ajouter le canal et ses quais, on peut avancer quatre principes de structuration et de composition des relations transversales qui pourront être utiles pour le travail des séminaires de recherche par le projet qui sera développé par la suite, à savoir le repérage, l’articulation, la hiérarchisation et l’attraction.

  • Les repères architecturaux qui permettent de s’orienter dans les parcours [Lynch, 1976] établissent généralement des liens étroits avec la topographie. S’ils sont effectifs en plaine grâce aux dégagements de perspectives et/ou à leur hauteur, ils peuvent par contre efficacement profiter des successions de plans verticaux ou des vues plongeantes offertes par les versants de vallée qui incitent à une intégration contextuelle clairvoyante et économe en moyens. Le fait que ces repères ne soient pas continuellement visibles tout au long du parcours renforce leur pouvoir d’attraction par un effet d’annonce de récompense de nature à provoquer un suspense stimulant.
  • À ces repères qui par leur relative et nécessaire rareté agissent avant tout à l’échelle du grand territoire, s’ajoutent d’autres éléments plus réguliers et répétitifs qui scandent et enchaînent les tronçons des parcours. Ils appartiennent le plus souvent aux composantes de l’espace public et assurent une continuité de lecture des lieux. Un parcours séquencé et discontinu peut ainsi être articulé et unifié par du mobilier urbain dont les arrêts de transport public qui le balise aux endroits stratégiques[7] [Cullen, 1996].
  • De manière complémentaire à ces articulations, les continuités spatiales peuvent être aménagées et rendues lisibles par une hiérarchisation des revêtements de sol en ce compris les infrastructures de lignes de tramway et de bus (voire un service de minibus propre à l’hypercentre), des plantations et de l’éclairage public. L’aménagement des croisements joue à cet égard un rôle décisif, la seule continuité d’un revêtement de sol pouvant compenser l’interruption d’un parcours entre deux espaces publics trop peu connectés.
  • À côté de la conception de dispositifs spatiaux, la promotion des relations transversales peut également passer par la localisation d’équipements d’intérêt collectif, de service public ou d’activités spécifiques le long de ces parcours en tant que moteurs d’attraction d’une fréquentation piétonne. Cette fréquentation contribue en outre à garantir et à accroître la diversité des publics, constitutive des ambiances sociales propres à l’hypercentre.
3.1.2. Structuration externe

À l’échelle régionale, la lecture de l’hypercentre bruxellois renvoie aux potentiels de structuration par l’application du modèle Twin tracks présenté plus haut. Cette lecture demande à être développée en tenant compte de la complexité de la configuration géographique du territoire régional qui doit être mise en relation avec la complexité du réseau viaire et des infrastructures de transport et en particulier des infrastructures ferroviaires.

Si les espaces des vallées bruxelloises ont été malmenés, négligés et déconsidérés au cours des 19e et 20e siècles au profit de nouveaux tracés de rues et d’avenues ainsi que de la construction des voies de chemin de fer, ils n’en demeurent pas moins aujourd’hui des éléments essentiels de l’armature spatiale soutenable de Bruxelles [Vanderstraeten, 2013]. Ils forment encore et toujours également le substrat premier pour la lecture de la ville et permettent à ce titre de concevoir ce qu’il y a lieu de mettre en œuvre pour clarifier la structuration de l’hypercentre. À partir du moment où l’on conçoit l’accessibilité de cet hypercentre en fonction de sa constitution historique et des perspectives de soutenabilité, le rôle et la place des gares ferroviaires et de métro prennent une importance fondamentale qu’il s’agira d’articuler avec les espaces des vallées et plus précisément des vallées de la Senne et des deux Maelbeek.

  • Tant au sud qu’au nord de la vallée de la Senne, les gares du Midi et du Nord marquent le passage entre l’hypercentre et une armature d’espaces ouverts entrelaçant infrastructures ferroviaires et industrielles, lits de la rivière ou traces anciennes de son passage. Légèrement en décalage, le canal et ses bassins viennent dédoubler la Senne et articulent les maillages naturels vert et bleu du nord et du sud de la région avec les barreaux transversaux de l’hypercentre entre les gares du Midi et de l’Ouest au sud et entre la gare du Nord et Tour et Taxis au nord.
  • À l’ouest, on retrouve principalement le bassin versant du Maelbeek occidental dont les parcs Albert et Marie-José viennent tutoyer le double nœud intermodal formé par la gare de l’Ouest et la station de métro Beekkant. Plus au nord et malheureusement trop peu visuellement connectées avec ce double nœud (entre les stations Osseghem et Simonis), la gare et la station Simonis opèrent la transition entre les boulevards du nord de la ville et le majestueux parc Élisabeth. Enfin, les parcs de Tour et Taxis et de la L28 forment le raccord entre les franges ouest et nord de l’hypercentre.
  • Du côté est, la vallée du Maelbeek oriental délimite tangentiellement l’hypercentre, le parc Léopold jouxtant dans une saisissante scénographie paysagère le quartier de la gare du Luxembourg. La gare et la station Schuman articulent quant à elles la vallée et le tracé monumental de l’avenue de Tervuren qui s’épanouit et aboutit au parc du Cinquantenaire avant de se prolonger par la rue de la Loi.

Cette approche fait du canal la colonne vertébrale d’un centre métropolitain élargi au-delà du Pentagone. 

3.2. Centres régionaux  

 Si l’hypercentre a fait l’objet d’un développement relativement important jusqu’ici, il sera question dans les paragraphes suivants de proposer, à titre de prospective toujours, des approches des centres des trois niveaux inférieurs.

Ainsi, seconds dans la hiérarchie de la structure polycentrique, les centres que l’on qualifiera de régionaux compte tenu de leur aire d’influence et de rayonnement présentent en sus des caractéristiques générales des centres les traits dominants suivants :

  • Alors que l’hypercentre peut-être socialement et fonctionnellement caractérisé par la densité et la multiplicité des activités et des populations, les centres régionaux, lieux de haute densité également, prennent des couleurs plus spécifiques autour et à partir de grands équipements urbains qui drainent et attirent un public nombreux et varié. Au-delà de la fréquentation des équipements eux-mêmes, l’attirance pour les centres régionaux s’explique par la recherche d’opportunités et d’ambiances urbaines constituées par un milieu d’externalités propres générées au départ de ces grands équipements. L’importance de cette fréquentation suffit cependant à ce que soient atteintes les masses critiques de viabilité de services et commerces urbains non quotidiens.
  • D’un point de vue géographique, les centres régionaux devraient pouvoir être répartis sur l’ensemble du territoire de manière suffisamment régulière afin d’optimiser les relations avec les habitants et d’offrir une desserte en transports publics (RER, métro et/ou trams en site propre) et des relais intermodaux performants vers l’hypercentre et les autres centres régionaux.
  • Les grands équipements publics moteurs des centres régionaux peuvent être identifiés sans trop de difficultés, de même que leur desserte à haut niveau de service en transports publics. Par contre, la structuration des ambiances et des continuités piétonnes dans ces centres y dépendra généralement de programmes de densification et notamment de logements pour dépasser la seule attraction fonctionnelle et réussir à y faire ville.

À titre illustratif, les centres régionaux suivants pourraient être proposés pour constituer le second niveau de la structure polycentrique bruxelloise :

  • Le plateau du Heysel (pôle sport, foires et salons, futur quartier NEO,…)
  • Le quartier universitaire à Ixelles (campus ULB et VUB, cimetière d’Ixelles, gare d’Etterbeek, casernes…)
  • Le bas de Schaerbeek (Gare de Schaerbeek, Cage aux ours, marché matinal-futur écoquartier…)
  • Le pôle des médias (RTBF/VRT, futur quartier Josaphat, futur quartier Mediapark…)
  • Le Cinquantenaire (musées, quartier Mérode-Tongres…)
  • Flagey (pôle culturel, « classe créative », Faculté d’architecture…)

À plus long terme et afin de tendre à une meilleure distribution géographique ainsi qu’à une cohérence polycentrique métropolitaine, les territoires qui suivent pourraient venir consolider la structure polycentrique bruxelloise :

  • Le pôle Érasme – Ceria (hôpital, campus, futurs quartiers Érasme et Chaudron, éco-zoning,…)
  • Le pôle de Woluwé-Saint-Lambert (hôpital, campus, centre commercial, Wolubilis,…)
  • La Porte d’Ostende (quartier de la Gare de Berchem-Sainte-Agathe, pôle technologique, centre commercial…)

Il faut y ajouter des centres urbains avec une fonction et une attraction métropolitaine et au-delà pour certains publics comme :

  • Matonge qui fonctionne comme un centre-ville africain
  • La Rue de Brabant qui est un pôle pour un large public maghrébin et turc

3.3. Centres communaux ou supra-locaux

 Entre l’échelle régionale et l’échelle locale trouvent place des centres dont l’aire d’influence correspond à un territoire de la taille d’une commune voire davantage, se rapprochant ainsi de la notion anglaise de district urbain, et dont la déclinaison des caractéristiques générales est teintée par les éléments suivants :

  • Ces centres communaux ou supra-locaux correspondent généralement aux noyaux historiques des villages du territoire bruxellois, leur rôle, leur réputation et leur valeur patrimoniale ayant été consolidés dans le temps sur base de leur situation géographique stratégique au cœur d’un bassin de vie.
  • Révélateurs des parties de ville qu’ils structurent, les centres communaux ou supra-locaux attirent a priori une population géographiquement proche par la tenue d’évènements réguliers comme des marchés ou des spectacles et par la possibilité d’y passer des soirées notamment dans des bars et des restaurants. Aux commerces alimentaires et quotidiens qui s’y trouvent implantés s’ajoutent habituellement des commerces, des services et des équipements de fréquentation plus occasionnelle.

À titre d’exemple, on peut citer les centres communaux ou supra-locaux connus par les places publiques suivantes : le Parvis (Saint-Gilles), Miroir, Bockstael, Dumon, Saint-Denis, Vaillance…

3.4. Centres locaux ou de quartier

Très logiquement, les centres locaux ou de quartier forment la dernière catégorie de la structure polycentrique. Il est cependant intéressant de considérer qu’ils pourraient constituer la première catégorie de cette hiérarchie dans la mesure où l’on conviendrait que son point de départ serait l’habitant quittant son domicile pour se rendre à pied vers les commerces, services et équipements de proximité en ce compris les arrêts de transport public lui permettant de rejoindre ensuite les différents centres de niveau supérieur [Frey, 1999; Rogers, 1999].

  • En vue d’installer les conditions urbanistiques de la plus faible dépendance à la voiture, les rapports mesurés entre les logements et les centres locaux ou de quartier demandent à être établis rigoureusement en tenant compte d’une part, des distances piétonnes non dissuasives – en ordre de grandeur 600 m maximum qui correspondent à environ 10 minutes de marche [Frey, 1999] – et d’autre part, des masses critiques de viabilisation des commerces, services et équipements quotidiens qui requièrent une densité d’habitat suffisante.
  • Outre ces aménités fonctionnelles, ces centres de quartier accueillent de manière privilégiée des manifestations et des évènements à caractère local tels que des marchés alimentaires, des braderies, des brocantes ou encore des fêtes foraines.
  • Tout comme pour les centres communaux ou supra-locaux, une desserte en transports publics régionaux performante doit y être assurée en lien avec les maillages piétons et cyclistes.

À titre d’exemple, on peut citer les centres de quartier suivants : place de la Paix, place Keym, square Meudon, place Schweitzer, place Dailly, place Bizet…

4. Enjeux et questions

Les réflexions sur la place et le rôle du piétonnier dans le territoire régional nous ont amené à considérer de manière prospective l’intérêt d’une structure polycentrique soutenable pour Bruxelles. Le développement du propos a permis de mieux cerner les contours de l’ambition d’un hypercentre élargi dans lequel le piétonnier peut prendre sens par la trame de connections à priorité piétonne avec ses hauts lieux contigus et par les connections en transports publics en son sein et avec les autres centres métropolitains, régionaux, supra-locaux et de quartier.

De nombreuses questions explicites et implicites ont immanquablement émergé et alimenteront les travaux à venir dans le cadre des recherches par le projet qui seront organisées par le BSI-BCO et ses partenaires. De manière quelque peu transversale par rapport aux développements qui précèdent et en forme de conclusion, peuvent être introduits brièvement quelques questionnements et enjeux utiles pour la suite des débats.

  • La proposition d’élargissement de l’hypercentre en y intégrant les quartiers populaires de Cureghem, du Molenbeek historique, du Pentagone ouest et du Quartier nord transforme les conditions de développement de cette partie de Bruxelles. D’un côté, elle nécessitera la mise en place d’une politique de maîtrise foncière et d’accès aux logements face aux risques de gentrification et, de l’autre côté, elle offrira de nouvelles opportunités pour des initiatives économiques et culturelles et pour l’implantation d’équipements collectifs. Globalement, comment la promotion de ces nouvelles formes d’interface et de coexistence entre les activités et les fréquentations de l’hypercentre et celles de ces quartiers populaires contribuera-t-elle à améliorer les conditions de vie des habitants de ces quartiers et parviendra-t-elle à y attirer des usagers extérieurs au quartier ? Quel sera l’imaginaire urbain qui va au-delà de la ville bicommunautaire et qui donnera une place à la représentation de la superdiversité cosmopolite de la ville ?
  • Au niveau de l’imaginaire bruxellois, le nouveau territoire proposé pour l’hypercentre parviendra-t-il à construire les représentations d’une figure suffisamment claire pour intégrer le Pentagone comme une partie de celui-ci ? Sa relative grande étendue et l’absence de contiguïté spatiale entre plusieurs de ses hauts lieux génèreront-elles une lecture d’un hypercentre dont la propre polycentralité renverra et fera écho à une logique polycentrique aux niveaux régional et métropolitain ? Ou encore, ces caractéristiques produiront-elles une image élargie de la centralité, qui ne se limiterait plus à un seul espace central, comme on peut en faire l’expérience dans de nombreuses grandes villes, loin de toute nostalgie pour une structure radioconcentrique ? La remise en valeur des vallées bruxelloises et du réseau ferroviaire intrarégional contribuera-t-elle à renforcer l’image de l’hypercentre ?
  • La soutenabilité de Bruxelles passera par le développement de centres de services (logistique, recyclage et réparation, production d’énergie décentralisée…). Comment se répartiront ces centres sur le territoire régional et comment s’articuleront-ils avec l’hypercentre en particulier ? Celui-ci accueillera-t-il un ou des centres de services de second rang dans son périmètre pour prendre en charge, par exemple,  la gestion des déchets organiques abondamment produits dans l’hypercentre ?
  • Une grande vigilance s’imposera vis-à-vis du traitement de discontinuités dans les voies principales du maillage piéton structurant. L’atténuation de l’intensité de la vitalité des rez-de-chaussée pourra-t-elle être suffisamment compensée par une qualité d’aménagement des espaces publics ou d’ouvertures paysagères significatives ?
  • L’adaptation et l’ajustement souhaitables des plans de circulation des véhicules motorisés et en particulier des voitures au maillage piéton structurant de l’hypercentre seront-ils de nature à apaiser la pression et les tensions liées aux reports actuels de trafic dans les quartiers limitrophes au piétonnier ? Les possibilités qui seraient offertes de rejoindre le piétonnier à pied, agréablement, lisiblement, et en toute sécurité à partir de stations et d’arrêts de transports en commun répartis dans l’hypercentre réduiront-elles la demande de places de stationnement concentrées autour du piétonnier ? Comment l’arrivée de véhicules autonomes connectés qu’on nous annonce à moyen terme s’articulera-t-elle avec ces perspectives ?
  • Dans les nombreux développements prochains de nouveaux quartiers dans les centres régionaux, les opportunités de contribuer à la constitution de ces centres seront-elles saisies pour produire des effets de levier en concevant en particulier les continuités piétonnes attendues au départ des stations de transport public ?
  • Enfin et pour terminer cette brève présentation des questions et enjeux, comment ne pas s’interroger sur l’impact de l’inscription de la future structure polycentrique du territoire régional bruxellois dans son aire métropolitaine ? Peut-on douter qu’au-delà d’inévitables tensions, elle ne parvienne à donner lieu au développement de nouvelles opportunités concertées avec les acteurs publics, privés et de la société civile des Brabant flamand et wallon ?

 

Références

BARTON H., GRANT M., GUISE R., 2010. Shaping neighbourhoods; for local health and global sustainability. Oxon: Routledge.

CORIJN, E., 2013. Plan et processus de planification comme levier sociétal. In : Où va Bruxelles ? Visions pour la capitale belge et européenne, à l’initiative et avec le soutien de la Commission Régionale de Développement,

CORIJN, E., réd. Bruxelles : Cahiers urbains, VUB Press.

CULLEN, G., 1996. The concise townscape. Oxford: Architectural Press, Elsevier.

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[1] L’ensemble des plans stratégiques, d’affectation des sols et de mobilité.

[3] Au-delà de la question de l’aménagement, ce sont peut-être d’abord et avant tout les conventions d’usage qu’il conviendrait de changer, une part suffisante de stationnement riverain pouvant être le cas échéant maintenue entre la chaussée pour les déplacements lents, tous modes confondus, et les trottoirs qui ne seraient dès lors plus des espaces voués à la seule “circulation piétonne”.

[4] Cf. réseau aréolaire défini plus haut.

[5] Piétonnier de seconde génération, cf. Hubert et al., 2017.

[6] Cf. Le projet “Les chemins de la ville” adopté en 1990 par le Gouvernement régional bruxellois.

[7] A titre d’exemple, les mâts dressés place de la Justice font partie des projets d’articulation des chemins de la ville.