Editorial : enrichir le débat autour de l’avenir du centre-ville de Bruxelles
Intervenue à la mi-2015, la piétonnisation des boulevards centraux bruxellois, de la Place Fontainas à la Place De Brouckère, est le fruit d’une décision politique majeure qui modifie la physionomie et la dynamique du centre-ville de Bruxelles. Le BSI-Brussels Centre Observatory (BSI-BCO), créé en avril 2016 avec l’aide des autorités publiques, a pour mission d’accompagner ce processus de transformation qui, vu son importance et son ampleur, s’inscrit nécessairement dans le temps long. Il livre ici un premier ensemble de contributions dont cet éditorial cerne les contours et les prolongements possibles.
Eric Corijn & Michel Hubert
copromoteurs du BSI-BCO
Julie Neuwels, Sofie Vermeulen & Margaux Hardy
coordinatrices du BSI-BCO
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Accompagner les transformations du centre-ville de Bruxelles : le BSI-Brussels Centre Observatory
La piétonnisation des boulevards centraux s’inscrit dans le prolongement de celle de nombreuses rues du centre commercial et touristique de Bruxelles, mais se place en même temps en rupture avec le fonctionnement antérieur de grands boulevards longtemps dévolus à la circulation automobile. Annoncée en 2012 et effective depuis le 29 juin 2015, cette piétonnisation résulte d’une revendication portée par les mouvements militants, à intervalles réguliers, depuis plus de quinze ans et les premières études à son sujet datent de la fin des années 1990. Pourtant, comme tout grand projet urbain complexe, il n’échappe pas à la controverse et est soumis à tensions, critiques, plaintes, soutiens… souvent passionnés. Ce climat a favorisé la polarisation des débats et les spéculations tous azimuts. C’est dans ce contexte animé, parfois chaotique, que le Brussels Studies Institute (BSI), plateforme de collaboration interuniversitaire et interdisciplinaire pour la recherche sur Bruxelles, a estimé utile d’apporter sa contribution active à ce projet qui va durablement modifier la ville. Cela rencontrait, au même moment, le souhait des autorités de la Ville de Bruxelles de faire appel aux universités pour qu’elles apportent leur concours à une certaine objectivation des débats et des controverses.
Après quelques réunions préparatoires, le BSI-Brussels Centre Observatory (BSI-BCO) fut créé en avril 2016, avec le soutien des autorités publiques. A ce jour, une quarantaine de chercheurs, issus de 13 centres de recherches[1] de cinq universités (ULB, VUB, USL-B, UCL et KUL) collaborent au sein du BSI-BCO. L’Observatoire poursuit trois grands objectifs. Il s’agit d’abord de valoriser le savoir académique existant sur les défis des piétonnisations en général et à Bruxelles en particulier – tout en apportant la valeur ajoutée du croisement des regards disciplinaires – et d’ouvrir à partir de là des réflexions et des pistes d’action concrètes aux différentes échelles pertinentes. Il s’agit ensuite de rendre cela accessible et utile à la société, tant aux pouvoirs publics qu’à la société civile, et d’en débattre dans des espaces de discussion existants ou à constituer à cette fin. Il s’agit enfin de mettre en évidence des questions demeurant en suspens et des manques dans les connaissances et les données.
Les chercheurs réunis au sein du BSI-BCO ont travaillé, de façon transdisciplinaire et interuniversitaire, en quatre groupes de travail. Le premier s’intéresse aux rapports entre l’espace et les pratiques sociales au sens large. Le deuxième étudie les dynamiques socio-économiques du centre-ville, tenant compte de sa diversité et de sa dimension métropolitaine. Le troisième s’attache à la mobilité sous divers angles, de son évolution historique jusqu’à ses aspects plus fonctionnels. Enfin, le quatrième groupe de travail se concentre sur les questions liées à l’action publique, tant dans ses formes institutionnelles que dans ses rapports avec la société civile. Ces quatre groupes (animés chacun par deux ou trois académiques coordinateurs) et les travaux qui en émergent sont interdépendants. Leur transversalité est notamment assurée par l’organisation de réunions plénières avec tous les participants à l’Observatoire (la Taskforce) et de réunions de coordination avec les responsables des groupes de travail (le Steering Committee)[2], ainsi que par le travail des trois coordinatrices engagées (Margaux Hardy, Julie Neuwels et Sofie Vermeulen) et des deux copromoteurs de l’Observatoire (Eric Corijn et Michel Hubert).
L’ambition première de l’Observatoire est d’alimenter utilement les discussions, les prises de décision et les planifications des grandes évolutions que connaît ou devrait connaître le centre-ville de Bruxelles. Pour ce faire, il vise à fournir et à partager des analyses, des études, des réflexions, etc. développées d’abord dans la sphère académique mais alimentées aussi par les connaissances produites au sein de la société. L’Observatoire n’agit donc pas seul. En outre, il n’ambitionne pas de trancher les controverses mais bien de les documenter et de contribuer par là à améliorer la qualité des débats, ainsi que les projets et réaménagements planifiés et leur gouvernance. Ce premier Portfolio est le fruit de l’important investissement bénévole de chercheurs qui, dans des délais très courts, ont alimenté son contenu et que nous remercions vivement ici.
Les travaux du BSI-BCO sont suivis par un comité d’accompagnement. Afin d’être accessibles à tous, ils seront rendus publics sur notre site internet (www.bsi-brussels.be) et présentés lors de rencontres avec les autorités publiques et les différentes parties prenantes. Ils sont publiés dans la langue dans laquelle ils ont été écrits.
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Un premier Portfolio
De mai à septembre 2016, des chercheurs de l’Observatoire se sont attelés à condenser des savoirs existants, aboutissant à la formalisation de ce premier Portfolio, composé de 13 contributions relevant de revues de la littérature, d’études de cas, de recherches originales et d’informations commentées. Il poursuit un triple objectif.
« Cadrages » : il s’agit de proposer un certain nombre de cadres d’analyse et de mises en perspective, ainsi que de retracer l’histoire récente et le débat sur le piétonnier.
« Ouvertures » : il s’agit d’ouvrir l’horizon, au travers d’exemples internationaux et de la littérature scientifique pouvant nourrir les réflexions sur le cas bruxellois.
« Focus » : il s’agit d’approfondir certains aspects précis du cas bruxellois à travers divers angles d’analyse.
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Cadrages
La note « Qu’est-ce qu’un espace public ? » [Corijn et Vanderstraeten] relève la diversité des comportements et sociabilités pouvant prendre place dans l’espace public. Il offre ainsi un cadre général au débat « à qui appartiendra le piétonnier », un débat qui demeure polarisé par les catégories « touristes », « riverains », « commerçants », « consommateurs » peu adaptées pour penser et discuter l’accessibilité, la cohabitation et le partage de l’espace public.
Centré sur la dimension fonctionnelle et économique, « Le centre-ville, un espace multifonctionnel » [Decroly et Wayens] étaye cette mise en perspective en abordant le centre-ville en tant qu’espace de logement, de travail, de transaction et de loisir. Cette analyse permet de développer une série de questions et pistes d’action liées à la concurrence et à la complémentarité entre fonctions, échelles, publics et temporalités, permettant ainsi d’ébaucher une explicitation des conflits d’usages.
« De aanleg van de voetgangerszone in het Brusselse stadscentrum (2012-…). Een analyse van (het discours van) het procesverloop » [Vanhellemont, avec Vermeulen] revient sur la manière dont se développent le processus d’élaboration du piétonnier bruxellois et les débats entre la société civile et les acteurs publics, comme documentés dans les documents de gestion et d’orientation politique, la presse, les médias sociaux et au travers de 41 entretiens avec des acteurs-clés. L’analyse distingue cinq grandes étapes expliquant comment le projet a émergé, changé, comment il a été piloté et a été façonné par les différents acteurs impliqués. Il en ressort une lecture historique, politique et socio-spatiale des débats et controverses qui se sont constituées autour d’un des projets urbains les plus importants de ces dernières années à Bruxelles.
Le texte « L’architecture des débats : les imaginaires mobilisés » [Genard et al.] élargit et complète cette analyse en s’attardant sur différents imaginaires mobilisés dans les controverses à l’œuvre. Mettant en exergue une dizaine de manières d’appréhender ce qu’est la « bonne » ville et la « bonne » manière de la fabriquer, cette analyse des imaginaires éclaire sous un jour nouveau les arguments, idéologies et attentes des opposants et partisans du projet. Elle permet, dans le même temps, de souligner la portée symbolique et collective d’un centre métropolitain comme Bruxelles, qui ne laisse personne indifférent. Ce texte et celui de Vanhellemont avec Vermeulen assument le pluralisme des acteurs et leurs éventuelles contradictions, ainsi que les alliances, parfois inattendues, qu’ils sont amenés à nouer.
Bien qu’elles soient majoritairement tantôt peu visibles, tantôt fortement cadrées, les négociations autour du piétonnier et de son aménagement sont nombreuses. Et ce, non sans favoriser le développement de compromis politiques, comme discuté dans « Remarques préliminaires concernant le plan d’aménagement du piétonnier » [Corijn et al.]. Fruit d’un séminaire de travail collectif rassemblant divers chercheurs autour de la présentation du plan de réaménagement des boulevards centraux établi par SumProject et B-Group Greisch, ce texte met en évidence un certain nombre d’options qui sous-tendent la conception de ce plan. Ainsi, au contraire d’une logique de « libération de l’espace » par une occupation du sol a minima, la logique fonctionnelle de spécialisation des différents segments des boulevards promue par le projet vise, à travers un idéal d’espace public pacifié, à orienter les usages, en en rendant certains impossibles (par exemple, les grandes manifestations), en laissant peu de place à l’imprévu et en minimisant le traitement de certains problèmes (par exemple, le sans-abrisme). Cette logique semble privilégier un imaginaire suburbain, sans doute pour reconquérir les populations qui lui sont associées, et être encore à la recherche du juste compromis capable de conjuguer, d’un côté, dynamisme macro-économique et accessibilité et, de l’autre, habitabilité urbaine et développement endogène. L’article souligne également le manque d’articulation dans le plan entre, d’une part, le cadre bâti et les projets relatifs à son développement et, d’autre part, l’aménagement de l’espace public qui apparaît dès lors quelque peu flottant, comme hors sol. Il développe toutefois des pistes de réflexion et d’action au regard des marges de manœuvre du projet.
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Ouvertures
Pour alimenter quelques unes de ces réflexions grâce à l’expérience de projets éprouvés, l’Observatoire a entamé trois revues de la littérature scientifique. La première, « Lokale economische aspecten van voetgangersgebieden: een beknopt literatuuroverzicht » [Boussauw], présente une étude des impacts socio-économiques de divers projets de piétonnisation, documentée à partir de la littérature internationale. Il en ressort que, si la piétonnisation favorise une augmentation des chiffres d’affaire des commerces et de l’Horeca, celle-ci profite majoritairement aux propriétaires des surfaces commerciales à travers l’augmentation des loyers. L’étude permet également de discerner diverses conditions favorisant le succès économique des zones piétonnes, voire nécessaires à celui-ci, telles que la densité de population, la qualité de l’espace public, la performance des transports publics et la présence d’un centre management. Les deuxième et troisième études s’intéressent aux impacts des opérations de piétonnisation sur la mobilité – « Monitoring the impact of pedestrianisation schemes on mobility and sustainability » [Kesuru et al.] – et sur l’organisation de l’approvisionnement – « Sustainable freight deliveries in the pedestrian zone: facilitating the necessity » [Verlinde et al.]. Ces études montrent que la piétonnisation peut donner lieu à une diminution du flux automobile global et à une augmentation du nombre et du confort de la circulation des modes actifs (vélo, marche, etc.), mais également à une amélioration significative de la qualité de l’air et du confort acoustique. Ces succès dépendent cependant de l’amélioration de l’accessibilité de la zone, tant pour les personnes (via une amélioration de l’offre en transports en commun et autres modes de déplacement alternatifs à la voiture) que pour les marchandises. Ils dépendent également d’une politique de stationnement et d’une politique de urban deliveries rigoureuse (via la mise en place de « P routes », le renforcement des parks and ride en amont, la diminution de l’offre et l’augmentation des tarifs des parkings situés à proximité de la zone piétonne, la gestion de time windows, l’aménagement de centres de distribution, etc.). Ces revues de la littérature scientifique permettent ainsi de dégager différents scénarii possibles à Bruxelles, tout en soulignant le manque de connaissances et de données à ces égards. Elles sont ainsi complétées par un relevé des données manquantes qui permettraient d’établir des monitorings robustes applicables au centre-ville bruxellois, au niveau de la mobilité et du développement durable.
Ces études de cas montrent également que rares sont les cas de piétonnisation n’ayant pas fait l’objet de controverses mais, qu’en même temps, un soutien fort des citoyens constitue une condition nécessaire à leur réussite. Pour atténuer les tensions, favoriser l’acceptation mais surtout tirer profit de l’expertise de la société civile, une implication et une coordination maximales des différentes parties prenantes sont donc indispensables tant pour l’ « animation » (culturelle, commerciale, etc. selon une politique à définir) que pour la viabilité du piétonnier. La note « Communication et participation dans le cadre de grands projets urbains » [Vermeulen et Hardy] développe trois exemples pouvant inspirer la Ville de Bruxelles, dans une perspective à moyen terme et avec une attention particulière à la phase de chantier et d’après travaux. Défendant une communication pro-active et créative, cette contribution propose ainsi des pistes pour atténuer, anticiper et tirer profit des inévitables tensions et émotions induites par tout projet urbain d’envergure.
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Focus
Introduisant la troisième et dernière partie du Portfolio qui examine le piétonnier bruxellois à travers divers angles de lecture pouvant ouvrir des perspectives originales sur le sujet, l’analyse historique « Le régime de mobilité et les modalités d’usages de l’espace public sur les boulevards centraux à la fin du 19e siècle » [Jourdain et Loir] revient sur les ambitions et usages des boulevards centraux bruxellois à leur création et dans les premières décennies qui ont suivi. Cette recherche met en évidence d’importantes similitudes mais aussi des différences avec la période contemporaine : les boulevards furent dès l’origine un espace partagé mais aussi une voie de communication essentielle entre les gares du Nord et du Midi ; leur construction a donné lieu à des changements majeurs dans les logiques commerciales et touristiques de la ville ; etc. Elle insiste également sur la force que constitue la cohérence de l’ensemble patrimonial des boulevards centraux, que le nouveau piétonnier pourrait revaloriser, tout en soulignant sa fragilité et en questionnant la pertinence à cet égard de certains aspects du plan d’aménagement de l’espace public.
Effectivement, espace à haute valeur symbolique et fonctionnelle, les quartiers centraux créés et traversés par les grands boulevards ont connu, depuis le 19e siècle, différentes évolutions, toujours fonction des imaginaires dominant les politiques urbaines comme décrit dans « Brève histoire critique des imaginaires à la base des aménagements successifs des boulevards » [De Visscher et al.]. Chacun de ces aménagements successifs a eu une influence à long terme sur Bruxelles, sa morphologie, ses dynamiques socio-économiques, son habitabilité, mais également sur la perception faite de la ville et plus spécifiquement du centre-ville. Après une description de ces évolutions, le texte met en évidence deux grandes orientations possibles pour le piétonnier. Soit le piétonnier contribue à intensifier le modèle moderniste en transformant le centre en mall commercial et touristique entouré de voies rapides et de parkings. Soit, à l’inverse, le piétonnier devient l’amorce d’une remise en cause radicale de ce modèle. Cette seconde orientation nécessite cependant de prendre explicitement en considération les enjeux régionaux et métropolitains, ainsi que les connexions à (r)établir entre les différentes composantes de l’aire métropolitaine.
Enfin, la note « Zone piétonne, résidentielle, de rencontre…: le cadre légal du piétonnier bruxellois en contexte » [Brandeleer et al.] situe le projet de piétonnier en termes juridiques. Explicitant les différentes variantes d’aménagement rendues possibles par le code de la route pour redonner une place centrale au piéton, ce texte établit un inventaire des différents types de zones et de leur répartition sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale. Il souligne également le fait que la mise en œuvre du piétonnier ne s’est pas faite à Bruxelles dans le cadre d’un projet de redéploiement du réseau de transport public de surface comme ce fut le cas dans de nombreuses villes à l’étranger et comme l’autorise le statut de « zone piétonne ». Or, la deuxième partie du Portfolio a mis en évidence l’importance de l’accessibilité en transports en commun dans le succès des projets de piétonnisation et la Région bruxelloise présente d’importantes inégalités à cet égard, comme le montre l’étude « L’accessibilité de l’ »hypercentre bruxellois ». Premiers résultats pour le transport public » [Lebrun]. Cette étude nous permet d’identifier les parties de la Région pour lesquelles une amélioration significative de l’accès au centre-ville en transport public devrait être envisagée et invite à poursuivre cette analyse à l’échelle métropolitaine.
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De multiples défis et opportunités
Plus qu’un simple aménagement de l’espace public, le « piétonnier » est un projet urbain touchant de multiples dimensions et échelles de la fabrique de la ville et, du coup, porteur de défis mais aussi d’opportunités importantes non seulement pour le centre-ville mais également pour la Région et la métropole bruxelloise, en écho à divers plans de développement stratégiques.
L’ambition de piétonniser le centre-ville n’est pas récente [Vanhellemont, avec Vermeulen]. Longtemps réclamée, discutée, étudiée mais aussi retardée, la mise en œuvre de ce projet, parce qu’il relève justement du projet urbain, qui ne peut par essence pas faire consensus, a nécessité un geste éminemment politique, parfois perçu comme un passage en force [Genard et al.]. En même temps, cette mise en œuvre s’avère, sous certains aspects, confuse, ce qui brouille la lecture des ambitions poursuivies. Elle témoigne d’une certaine recherche de neutralité, notamment en matière de mobilité – par l’implantation de nouveaux parkings censés (r)établir un compromis entre modes de déplacement doux, privilégiés dans le piétonnier, et automobile – et en matière d’aménagement de l’espace public – par un design pensé à travers un compromis entre habitabilité et dynamique économique [Corijn et al.]. Ensuite, la dissociation entre les multiples composantes du projet (plans de circulation, d’aménagement de l’espace public, de développement commercial, etc.) met à mal sa cohérence, mais s’avère aussi peu apte à faire lien avec la réception, naturellement globale, que le public s’en fait [Genard et al.]. Enfin, la mise en œuvre du projet s’établit par mesures – voire corrections – successives, donnant parfois l’impression que les décisions sont prises au jour le jour et rendant particulièrement complexe la communication entre les autorités publiques et la société [Vermeulen et Hardy].
Si cette évolution incrémentale s’explique généralement par la recherche de compromis, le manque de lisibilité qui en résulte implique que ces mêmes compromis risquent de devenir in fine, plus clivants que fédérateurs, plus inopérants qu’efficaces. Les analyses de ce premier Portfolio mettent en évidence un certain nombre de défis à cet égard qui constituent tout autant d’opportunités à saisir.
Il y a tout d’abord le défi de conserver comme alliés les défenseurs du piétonnier qui risquent de s’essouffler, voire de changer d’avis, en raison du manque de communication et de clarté des choix politiques [Vanhellemont, avec Vermeulen ; Genard et al.]. La mise en œuvre du piétonnier constitue à cet égard une opportunité pour penser et améliorer l’organisation des grands projets urbains à l’échelle de la Ville, de la Région et de la métropole. En particulier, nous retenons le temps du chantier et le temps de l’animation/appropriation de l’espace public comme deux moments-clés permettant de tester des politiques et actions innovantes, mettant à profit les liens qui peuvent se tisser entre les acteurs en présence, de la sphère politique à la société civile, en passant par le BSI-BCO [Corijn et al. ; Vermeulen et Hardy].
Au regard de ce qui précède, il y a ensuite le défi d’atteindre les objectifs d’amélioration de l’habitabilité en centre-ville, mise à mal par les tensions entre qualité de l’environnement habité et nuisances automobiles et sanitaires [Kesuru et al.], entre usages indésirables et usages attendus, et entre besoins et pratiques des habitants et des visiteurs [Corijn et al.]. D’une part, l’amélioration de l’habitabilité (dans et autour du piétonnier) constitue un enjeu d’autant plus crucial que la pression démographique ne cesse d’augmenter [Wayens et Decroly], posant avec d’autant plus d’acuité le rôle de l’espace public dans la qualité de l’habiter en ville [Corijn et Vanderstraeten]. D’autre part, le piétonnier constitue une excellente occasion d’anticiper ce que pourrait être l’habiter, au sens large du terme, dans un centre-ville au 21e siècle. Ceci devrait se faire en articulation avec les plans de développement stratégique régionaux et communaux, tels le projet du Plan Régional de Développement Durable (PRDD), le Plan Régional de Mobilité (PRM), le Plan Communal de Développement (PCD) ou le Plan Communal de Mobilité (PCM).
Définir un projet politique global et cohérent pour l’avenir du centre-ville de Bruxelles constitue également un défi majeur. Si le piétonnier peut constituer un élément de rupture important avec les politiques urbaines d’après-guerre – qui ont incontestablement abimé physiquement et mentalement le centre-ville et son image –, il pourrait également conduire à une intensification de ces mêmes logiques, en formant un mall commercial entouré d’équipements automobiles [De Visscher et al.]. Autrement dit, si l’on n’y prend garde, le piétonnier pourrait ne pas atteindre les objectifs de « changement de paradigme » poursuivis par les autorités publiques, de réparation du tissu urbain et de revalorisation du patrimoine [Jourdain et Loir].
L’équilibre entre habitabilité et dynamique économique, dans et autour du piétonnier, constitue en outre un défi important pour les pouvoirs publics. Cet équilibre dépend en grande partie de choix politiques. Il sera notamment atteint grâce à une amélioration significative du problème de la mobilité à Bruxelles. Alors qu’au contraire de bon nombre de projets de piétonnisation en Europe et ailleurs, le piétonnier bruxellois n’a pas été saisi comme une occasion de repenser l’organisation du réseau de transport à l’échelle régionale et métropolitaine, l’analyse de la littérature montre que la réussite socio-économique d’un tel projet est intimement liée à son accessibilité en transports en commun [Boussauw ; Kesuru et al.], de même qu’à une bonne organisation de sa desserte pour la logistique et les marchandises [Verlinde et al.]. La question s’avère d’autant plus cruciale que l’accessibilité du centre-ville en transport en commun est défaillante pour certains quartiers bruxellois de la seconde couronne, alors que leurs habitants présentent un capital économique et culturel pouvant profiter au centre-ville [Lebrun]. Autrement dit, le piétonnier devrait constituer une occasion de repenser l’accessibilité du centre-ville, mais aussi ses connexions avec les autres centralités de la Région et de la zone métropolitaine (voire au-delà), tels qu’envisagés dans les exercices de prospective « Bruxelles 2040 » (p.e. Secchi-Vigano, Bruxelles 2040 – no-car city) ou « Mobil 2040 » (www.mobil2040.irisnet.be).
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Pour suivre…
Au terme de ce premier exercice, de nombreuses questions restent bien sûr en suspens et de nombreux aspects à traîter. Leur examen, dans la suite du travail du BSI-BCO, devra être hiérarchisé en fonction du soutien des pouvoirs publics et des partenariats qu’il sera possible d’établir avec les différentes parties prenantes, mais aussi en fonction des moyens disponibles. Le BSI-BCO n’assure en effet que la coordination et la valorisation de savoirs et compétences existants, valorisation qui doit pouvoir s’inscrire dans les logiques et contraintes académiques et s’appuyer sur des recherches menées avec des financements de recherche plus classiques. Il faudrait ainsi par exemple mettre en place un monitoring robuste, transversal et multiscalaire de l’évolution, en lien avec la piétonnisation mais aussi d’autres facteurs, de dimensions aussi importantes pour le centre-ville que la mobilité, la dynamique socio-économique et l’habitabilité [Kesuru et al. ; Verlinde et al ; Boussauw ; Decroly & Wayens…]. Dans ce but, un tableau de bord diachronique du centre-ville devrait être mis au point avec les services communaux et régionaux compétents, et être complété par des analyses qualitatives relatives notamment à l’usage de l’espace public ou aux représentations du centre-ville par ses habitants et ses visiteurs, ainsi que par ceux qui n’y viennent pas ou plus.
Certains travaux ont déjà été lancés parallèlement aux contributions présentées dans ce Portfolio, notamment une analyse d’exemples étrangers de piétonnisation jugés comparables (p.e. du point de vue du type de cadre bâti). Cette analyse permettra de mettre en évidence des pièges à éviter mais aussi des aspects-clés à considérer pour atteindre les ambitions du piétonnier bruxellois.
Apparaît également la nécessité d’élargir les échelles d’observation, d’analyse et d’action. On ne peut penser l’évolution des boulevards centraux de manière autarcique. Il faudrait envisager les interactions du piétonnier avec les autres espaces réaménagés (en zone piétonne, de rencontre, etc.) ou en voie de l’être en Région de Bruxelles-Capitale [Brandeleer et al], comme le préconise le projet de PRDD, ainsi qu’avec les autres centralités de Bruxelles et au-delà. Les évolutions possibles – et souhaitables – du rapport entre espace public et mobilité dans ce contexte devraient en outre être interrogées : liaisons du piétonnier aux autres polarités à l’aide des transports publics et des modes de déplacement actifs (marche, vélo, etc.), maillage vert et bleu, etc.
Un autre axe de travail potentiel concerne la communication et la politique culturelle, selon deux temporalités : le temps du chantier et le celui de l’animation/appropriation [Vermeulen et Hardy]. Il s’agirait ici de chercher à minimiser les nuisances des travaux et à faire du chantier un moment fort selon les termes du collectif Coloco (France) ou des Wervende programma’s (Flandre) via, par exemple, des communications créatives ou des occupations temporaires, tout en apportant au projet une cohérence dans le choix des activités et événements proposés.
Ces quelques exemples montrent que le rôle du BSI-BCO ne peut se limiter à documenter le projet de piétonnier et qu’il est impératif que son travail soit utilisé et mobilisé par et pour l’action publique, entendue au sens large, au travers de dispositifs associant les acteurs concernés (research by design, recherche-action…) et susceptibles d’enrichir et d’alimenter l’action, tant en amont – lors de sa conception – qu’en cours de réalisation, de manière à permettre de l’ajuster, voire de la réorienter. Le challenge est immense mais c’est à cette condition, selon nous, que Bruxelles pourra se féliciter d’avoir réussi l’entrée de son centre-ville dans le 21e siècle et être citée en exemple pour cela.
[1] La Faculté d’architecture, d’ingénierie architecturale, d’urbanisme (LOCI) et le Centre Démocratie, Institutions, Subjectivité (CriDIS) de l’UCL ; le Laboratory on Urbanism, Infrastructures and Ecologies (LoUIsE) et le sASHa (pour Architecture et Sciences Humaines) de la faculté d’Architecture La Cambre – Horta de l’ULB ; l’Institut de Gestion de l’Environnement et d’Aménagement du Territoire (IGEAT) et le centre de recherche sociaMM. Histoire, Arts, Cultures des Sociétés Anciennes, Médiévales et Modernes de l’ULB ; la faculté d’Architecture (campus Sint-Lucas de Bruxelles et de Gand) de la KULeuven ; le Centre d’Etudes Sociologiques (CES) de l’USL – B ; le groupe de recherche Menselijke Fysiologie (MFYS), le centre d’études urbains Cosmopolis et le centre de recherche Mobility, Logistics and Automotive Technology (MOBI) de la VUB ; ]pyblic[ ; le Brussels Studies Institute (BSI).
[2] Cf. Biographies. Le Steering committee a notamment discuté du présent éditorial dont ses auteurs assument toutefois la version finale.